mardi 12 juillet 2011

Pierre Rimbert, La pensée critique dans l’enclos universitaire

La pensée critique dans l’enclos universitaire

De plus en plus décrié en raison des dégâts qu’il occasionne, le système économique suscite manifestations populaires et analyses érudites. Mais aucune théorie globale ne relie plus ces deux éléments en vue de construire un projet politique de transformation sociale. Les intellectuels critiques n’ont pourtant pas disparu. Que font-ils ? Les institutions qui les forment et les emploient leur permettent-elles encore de concilier culture savante et pratique militante ?

Par Pierre Rimbert, in le Monde Diplomatique, janvier 2011 — Pages 1, 26 et 27

Des rues noires de monde, des slogans offensifs, des chants au poing levé, des directions syndicales dépassées par leurs bases. Le combat social de l’automne 2010 contre la réforme des retraites aura mobilisé plus de manifestants qu’en novembre-décembre 1995. Cette fois, pourtant, nulle controverse opposant deux blocs d’intellectuels, l’un allié au pouvoir et l’autre à la rue, ne vint troubler la bataille. Quinze ans auparavant, en revanche...
Un hall bondé de la gare de Lyon, des banderoles, des visages tournés vers un orateur qui ne parle pas assez fort. Le sociologue Pierre Bourdieu s’adresse aux cheminots. « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation associée à l’existence du service public. » Un intellectuel français de réputation internationale aux côtés des travailleurs ? Scène devenue insolite depuis les années 1970. Ce mardi 12 décembre 1995, deux millions de manifestants ont défilé contre le plan de « réforme » de la Sécurité sociale et des retraites porté par le premier ministre, M. Alain Juppé. La grève installe un climat où l’inconnu se mêle aux retrouvailles. Car revoici le salariat, dont philosophes, journalistes et politiques avaient cru riveter le cercueil lors des restructurations industrielles des années 1980. Et revoilà des chercheurs critiques, décidés à mener la bataille des idées tant sur le terrain économique que sur les questions de société.
Deux pétitions aux tonalités antinomiques révèlent alors une fracture du monde intellectuel français. La première, intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale », salue le plan Juppé, « qui va dans le sens de la justice sociale » ; ses signataires se recrutent par cercles concentriques au sein de la revue Esprit, de la Fondation Saint-Simon, de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et, plus généralement, d’une gauche ralliée au marché. L’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes » réunit de son côté chercheurs, universitaires, militants syndicaux et associatifs ; des troupes jusque-là sans lien qui s’agrègent en une nébuleuse contestataire.
Quinze ans après l’adresse de Bourdieu aux cheminots, comment ont évolué en France les rapports entre les producteurs d’idées contestataires, les institutions auxquelles ils se rattachent et le mouvement social ? Sur les tables des librairies, dans les rangs d’une assemblée générale, dans un séminaire de sciences sociales, deux mouvements contradictoires semblent coexister. D’un côté, la pensée critique s’aiguise et se démultiplie ; de l’autre, elle se spécialise et s’aligne sur les normes en vigueur chez les universitaires.
Les mobilisations de 1995 ont sonné le signal d’un renouveau de l’édition indépendante. Raisons d’agir (1996), Agone (1997), La Fabrique, Exils (1998), Max Milo (2000), Amsterdam (2003), Les Prairies ordinaires (2005), Lignes (2007)... Une trentaine de maisons d’édition (1) s’emploient à populariser des travaux critiques.
Par-delà différences et divergences, un trait commun ressort des catalogues : l’importance des traductions. Sans l’obstination d’équipes souvent désargentées, des travaux hier dédaignés par l’édition industrielle seraient restés inaccessibles en langue française. Ceux, par exemple, de l’historien Howard Zinn et de Noam Chomsky, aujourd’hui largement diffusés. Mais aussi les analyses culturelles, historiques et sociologiques produites par la « nouvelle gauche » britannique dans les années 1960 et 1970 (Stuart Hall, Raymond Williams, Perry Anderson) ; les ouvrages néomarxistes de l’économiste Giovanni Arrighi ou du géographe David Harvey ; les études sur le genre, la sexualité, les identités dominées. Sans oublier les noms désormais connus de Judith Butler, Michael Hardt, Toni Negri, Slavoj Žižek…
Simultanément, une demi-douzaine de revues critiques, parfois adossées aux maisons d’édition (2), ont introduit puis discuté ces textes, assurant leur acclimatation au contexte hexagonal. Point commun entre ces auteurs et leurs commentateurs : tous ou presque sont liés au monde de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Comme le note l’historien britannique Perry Anderson, « la “crise du marxisme” fut essentiellement un phénomène latin. (...) Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, en Allemagne fédérale et dans les pays scandinaves, il n’existait pas de partis communistes de masse susceptibles de faire naître les mêmes attentes ni les mêmes espoirs au cours de la période d’après-guerre (3) ». Tandis qu’au mitan des années 1970 nombre de marxistes français abjuraient, des universitaires majoritairement britanniques ou américains jetaient, autour notamment de la New Left Review, les bases d’un marxisme renouvelé mais confiné aux donjons des citadelles académiques. La traduction de leurs travaux ne fut pas toujours facile.
En 1997, le directeur de la collection « Bibliothèque des Histoires », chez Gallimard, refusait de publier L’Age des extrêmes (4) de l’historien britannique Eric Hobsbawm, au motif que l’auteur manifestait encore un « attachement, même distancé, à la cause révolutionnaire ». « En France, et en ce moment, poursuivait Pierre Nora, il passe mal. C’est ainsi, on n’y peut rien (5). »
Mais avec les convulsions du capitalisme et l’essor international du mouvement altermondialiste, le balancier idéologique déporté sur la droite au cours de la décennie 1980  (6) se recentre. Les temps ont changé, des combats ont porté leurs fruits — et, parfois, des marchands les ont cueillis. Averties du succès commercial de titres à la fois critiques et exigeants parus sous la houlette des éditeurs indépendants, les directions des « grandes maisons » appréhendent à nouveau la contestation comme un créneau porteur et multiplient les collections ciselées pour attirer l’œil (et la bourse) du militant.
Signe des temps, Le Monde des livres (26 novembre 2010), qui avait déployé tant d’ingéniosité pour taire le succès des premiers livres de la collection militante Raisons d’agir, consacre sa une aux « écritures insurgées » et célèbre le style insurrectionnel. Hier circonscrite aux marges, la critique des médias, de la finance débridée et de l’ordre occidental constitue désormais un genre commercial disputé.
Lire la suite dans Le Monde Diplomatique

Aucun commentaire: