lundi 21 février 2011

video: Débat avec Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon; Le Monde.fr


"Le PS n'est pas à l'abri de collusions avec l'aristocratie"
LEMONDE.FR | 20.09.10



L'INTÉGRALITÉ DU DÉBAT AVEC MICHEL ET MONIQUE PINÇON-CHARLOT, MARDI 21 SEPTEMBRE 2010
Eric : Pensez-vous que M. Woerth est sincère lorsqu'il nie toute collusion ? Pensez-vous qu'il puisse ne pas avoir conscience que l'ensemble de sa vie (trésorier de l'UMP et ministre du budget ainsi qu'une femme employée par un donateur de son parti, à qui il offre la Légion d'honneur...) est un "réseautage" permanent avec les plus riches ?

Monique Pinçon-Charlot : Eric Woerth a à la fois conscience et pas conscience de ces conflits d'intérêts, parce que dans la classe dominante, la collusion entre le pouvoir et l'argent est une collusion de fait. Les hommes d'affaires, les financiers et les politiques se retrouvent quotidiennement dans les mêmes cercles, dans les premières d'opéra, sur le golf, ou dans les dîners et cocktails.

TheArtofYello : Que nous révèle l'affaire Woerth-Bettencourt de la société française ? Qu'est-ce qu'elle nous apprend sur nous-mêmes ? Qu'il faut que les liens entre l'argent et la politique soient particulièrement visibles pour qu'ils deviennent intolérables ? Que nous les avons intégrés ?

Michel Pinçon : Cette collusion est spécifique quand même à certains milieux placés en haut de l'échelle sociale. Il est vrai que la valorisation de la réussite et de l'enrichissement diffuse ce désir de richesse dans les catégories moins élevées. C'est par exemple l'une des postures du président de la République que de vouloir banaliser et légitimer la recherche de la fortune.

Mais cette collusion argent-politique ne concerne pas les catégories populaires, qui, de toute façon, restent à l'écart de l'enrichissement, qui est réservé aux personnes qui ont fait des études prolongées, par exemple, et entrent dans le monde des entreprises et de la finance.

Vincent : Comment expliquer la tolérance de l'opinion publique à l'égard de l'affaire Woerth-Bettencourt et plus largement aux scandales politico-financiers ? Retrouve-t-on également ce comportement chez nos voisins européens ?

Michel Pinçon : Cette tolérance peut être plus apparente que réelle. Ces scandales conduisent à des démarches juridiques, des mises en examen, jusqu'à des procès. Cette tolérance n'est que le résultat de la non-compétence du citoyen ordinaire pour exprimer, auprès des tribunaux par exemple, son refus. Cela dit, les enquêtes d'opinion tendent à montrer une nette exaspération, qui se traduit par une perte de confiance dans le pouvoir actuel.

CamilleM : Pourquoi nécessairement ramener la figure de Nicolas Sarkozy à un concept de classe ? Qu'il soit le produit d'une oligarchie certes, mais pour ce qui est de ses objectifs et de son appartenance consciente, je le crois surtout au service de lui-même. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup de solidarité là-dedans, fût-ce au sein d'une oligarchie. N'est-ce pas justement cela la fameuse "rupture" ? Chacun pour soi…

Monique Pinçon-Charlot : Nicolas Sarkozy, tel que nous l'avons appréhendé comme président des riches dans notre dernier ouvrage, est un personnage qui a construit toute sa vie et sa carrière politique à Neuilly et dans les Hauts-de-Seine, et qui est, selon nous, au service des plus riches de notre pays.

En cela, il satisfait à la fois les patrons du CAC 40, les financiers, les hommes d'affaires et autres dirigeants de société et son propre narcissisme, son propre ego, sa propre personnalité, qui a été construite dans la revanche, dans la concurrence : vouloir être le premier après avoir été, pendant toute une enfance et une adolescence à Neuilly, plutôt le second.

Step : Ne croyez-vous pas que l'électorat catholique va fuir ce gouvernement fasciné par l'argent ?

Monique Pinçon-Charlot : L'électorat catholique est touché et particulièrement concerné compte tenu des valeurs portées par le christianisme par la décomplexion que Nicolas Sarkozy a introduite au sommet de l'Etat vis-à-vis de l'argent, des consommations ostentatoires et de la visibilité du fonctionnement des rouages du pouvoir.

Mais tout individu qui occupe une position au sommet de la société se reconnaît dans la violence avec laquelle Nicolas Sarkozy essaie de faire passer la France dans un stade avancé du système capitaliste, et les positions religieuses, le fait d'être un homme ou une femme, le fait d'être vieux ou jeune deviennent des variables secondaires par rapport à la variable principale : la place au sommet de la société dans le cumul de toutes les formes de richesse, que celle-ci soit économique, culturelle, sociale ou symbolique.

Francois : Est-ce que les liens entre les détenteurs de capital financier et l'Etat concernent seulement les ministres et leur cabinets ou bien est-ce que des organismes comme la Cour des comptes ou l'inspection des finances entretiennent également des liens étroits avec les grandes fortunes ?

Michel Pinçon : Il y a des liens entre toutes les élites sociales. Ce qui établit des ponts, des passages entre les affaires, la politique, le show-biz, les arts et les lettres, les médias. Les membres des organismes de contrôle comme la Cour des comptes, les hauts fonctionnaires, souvent inspecteurs des finances, ne peuvent pas ne pas être en contact directement ou indirectement avec les grands patrons, les banquiers.

C'est pourquoi nous parlons, dans notre livre, d'une oligarchie qui est à la tête de l'Etat, et aussi de l'économie, et qui forme une seule classe.

TheArtofYello : La composition du Parti socialiste fait-elle de lui une alternative éloignée du risque de collusion ?

Monique Pinçon-Charlot : Les socialistes sont divers. Au sein du Parti socialiste, il y a des oligarques de gauche, comme Dominique Strauss-Kahn, dont les réseaux et les valeurs ne sont pas si éloignés que cela de ceux de Nicolas Sarkozy. Et c'est d'ailleurs, selon nous, le risque pour l'élection de 2012 que de voir un oligarque de gauche remplacer un oligarque de droite, ayant pour valeur principale le néolibéralisme, le capitalisme dans sa phase financiarisée et mondialisée, au service d'une seule classe : celle qui a accès, précisément, à la planète finance.

Mais il y a au sein du Parti socialiste des socialistes de gauche plus radicale qui souhaitent transformer le système capitaliste en un système plus juste, plus équitable, où les valeurs de la République – liberté, égalité, fraternité – seraient au cœur des décisions du pouvoir.

Hélène : Que pensez-vous de l'argument des cumulards qui justifient un mandat local pour les parlementaires afin de mieux appréhender le terrain ?

Monique Pinçon-Charlot : Les députés, les parlementaires sont des élus de la nation et donc ils n'ont pas besoin d'avoir un autre mandat local. Cela ne nous paraît donc pas être un argument qui justifie le cumul des mandats.

Bête : Selon vous, cet écart entre élites et classes populaires (même si le terme classes semble passé de mode) est-il appelé à se creuser ?

Monique Pinçon-Charlot : L'écart est énorme déjà aujourd'hui, et si l'on ne prend pas des mesures législatives pour lutter contre le cumul des mandats politiques, l'écart continuera à se creuser. C'est pourquoi, dans notre livre, nous proposons un certain nombre de mesures pour changer les choses, dont l'abolition du cumul des mandats politiques, dont le fait qu'on ne devrait pas pouvoir faire une carrière en politique, c'est-à-dire qu'il faudrait qu'il y ait un statut de l'élu qui permette de réintégrer le monde du travail.

Ainsi, à l'Assemblée nationale, alors qu'aujourd'hui il y a zéro ouvrier et un seul employé, cette mesure législative permettrait d'ouvrir l'hémicycle aux femmes, à la diversité sociale et à la diversité ethnique. Et alors, le taux de participation aux élections en serait certainement bouleversé.

Godin : Y a-t-il une spécificité française aux liens que vous observez ?

Monique Pinçon-Charlot : Je ne suis pas sûre que la collusion entre la politique et l'argent soit une spécificité française. Ce qui est une spécificité aujourd'hui sous l'ère de Nicolas Sarkozy, c'est la visibilité de cette collusion. Dès le 6 mai 2007, la soirée au Fouquet's a donné à voir cette entrée médiatique des patrons du CAC 40, venus ensemble fêter une victoire électorale au plus haut sommet de l'Etat.

Et c'est d'ailleurs cette visibilité du fonctionnement des rouages du pouvoir, la "rupture" de Nicolas Sarkozy, qui nous a permis de faire le livre Le Président des riches, qui nous a facilité grandement le travail pour mettre au jour le fonctionnement de cette oligarchie en actes.

Sabine : Ne pensez-vous pas qu'un ouvrier ou un employé qui rejoint l'hémicycle ne connaîtra pas la même "dérive" ? N'est-ce pas là une caractéristique de l'humain ?

Michel Pinçon : Pour un sociologue, la caractéristique de l'humain, c'est essentiellement d'être la construction du monde social à travers la famille, l'école, plus tard l'entreprise. C'est-à-dire qu'il n'y a pas d'essence humaine. L'inné est quelque chose de très limité et le rapport au temps, à l'espace, aux autres est construit par des apprentissages très précoces, ce que nous avons pu observer en travaillant en milieu populaire en tant que sociologues, et en travaillant dans les "beaux quartiers".

Si l'on y réfléchit un peu, le cadre de vie entre les "4 000" de la Courneuve et l'avenue Foch est à l'origine de représentations du monde, de valeurs, de relations aux autres très différentes et qui expriment ce poids du social objectivé dans les formes urbaines sur les personnalités.

Lionel : Quel type d'événements pourrait, selon vous, permettre aux ouvriers d'acquérir une plus grande conscience de classe ?

Michel Pinçon : Pour ce qui est des événements, on peut considérer que l'affaire Woerth-Bettencourt est un révélateur qui peut être à l'origine d'un commencement de prise de conscience. Parce qu'apparaissent au grand jour des éléments autrement insoupçonnés.

Par exemple, la restitution de 30 millions d'euros à Mme Bettencourt en raison des mécanismes du bouclier fiscal, pour un smicard, est quand même assez étonnante. Ce type d'événement fait apparaître ce qui devrait rester sous la ligne de flottaison de l'iceberg des grandes richesses, dont une seule partie est visible, toute petite par rapport à l'immensité de l'opulence.

TheArtofYello : Après votre livre sur Pinochet, Le Président des riches est le deuxième au contenu explicitement engagé. Qu'est-ce qui vous pousse à sortir de votre habituelle objectivité scientifique ?

Michel Pinçon : Je ne pense pas que nous soyons tellement sortis de notre réserve sociologique, c'est-à-dire du souci de ne pas prendre systématiquement parti. Ce qui se passe avec ce nouveau livre, c'est que nous nous sommes introduits dans le champ politique alors qu'auparavant nous restions dans la sphère familiale, nous faisions une anthropologie de la grande bourgeoisie, analysant son mode de vie, l'éducation donnée aux enfants, le rapport à la culture.

Mais nous ne prenions pas en compte directement la dimension politique. En abordant notre sujet, le président des riches, nous avons mis en relation notre expérience de ce monde social avec ce que nous pouvions observer, grâce à Nicolas Sarkozy en grande partie, de la relation entre ces familles du haut de la société et le monde politique.

Ce que nous pouvions dire des inégalités par exemple devant l'école, où les enfants des milieux aisés sont les plus favorisés, avait des prolongements en politique, où nous pouvions constater l'importance du pouvoir des familles de la grande bourgeoisie, capables d'influencer grandement les prises de décision par l'existence des réseaux dont nous avons parlé plus haut et qui sont vraiment au cœur de la puissance sociale.

Lionel : Vous évoquez l'obstacle de la violence symbolique qui pousse les ouvriers à avoir honte d'eux-mêmes dans de nombreuses situations. Comment combattre cette violence symbolique ?

Monique Pinçon-Charlot : La violence symbolique est effectivement au cœur de la reproduction des rapports de domination. Autrement dit, les dominés reconnaissent aux dominants leur supériorité dans les domaines de leurs compétences financières, dans la culture, dans leur mode de vie, voire dans la tenue de leur corps et leur élégance vestimentaire.

Combattre cette violence symbolique est essentiel si l'on veut changer ces rapports de domination. Et à la suite de Pierre Bourdieu, nous pensons que la connaissance du fonctionnement des dominants et la mise au jour des mécanismes de cette violence symbolique sont à même de donner des armes pour la combattre.

Léos : Avez-vous rencontré des difficultés à étudier la sphère politique actuelle – et dans le climat actuel – en vous présentant comme sociologues ? Plus globalement quels sont les soucis que peuvent rencontrer les sociologues dans des études de milieu politique ?

Michel Pinçon : L'un des principaux soucis pour travailler dans le monde politique, c'est la langue de bois. Il n'est pas évident de recueillir un discours qui ne soit pas convenu, qui ne soit pas préconstruit au moment de l'entretien.

Une autre difficulté est présente aussi lorsqu'on travaille dans la grande bourgeoisie sur ses modes de vie, par exemple : hommes politiques et grands bourgeois vont lire les résultats de la recherche, ce qui n'est pas sans danger, car ils disposent de moyens éventuels de répression.

CamilleM : Quid de la classe moyenne ? Quelle est sa place dans votre synthèse, entre classes les plus modestes et grande bourgeoisie ?

Monique Pinçon-Charlot : Les classes moyennes sont dans l'entre-deux social, au-dessus de leur tête, la classe dominante, et en dessous de leurs pieds, les classes populaires. Elles se caractérisent par un individualisme que l'on peut qualifier de positif, avec l'injonction pour les individus de se réaliser, de réussir, alors que dans les classes dominantes, nous parlons de "collectivisme pratique", c'est-à-dire de solidarités, de partage du gâteau dans l'intérêt de la classe.

Tandis que dans les classes populaires, dans la France d'aujourd'hui, nous parlons de "désaffiliation" et d'"individualisme négatif" dans la mesure où la désindustrialisation a fait perdre aux ouvriers leur capital industriel, avec les usines, le travail manuel qui donne beaucoup de fierté, qui donne une identité, et leur capital syndical et politique.

Il ne demeure dans la France d'aujourd'hui qu'une seule classe sociale au sens marxiste du terme, et c'est de la classe dominante qu'il s'agit.

Lionel : Pensez-vous qu'il soit encore possible aujourd'hui pour les travailleurs d'avoir une certaine conscience de classe leur permettant de se mobiliser massivement pour la défense de leurs intérêts ?

Michel Pinçon : Les travailleurs ont à surmonter des difficultés nouvelles dans les rapports sociaux. Il y a la perte d'une identité forte qui se construisait dans la fierté du travail et dans la présence d'organisations de classe dans l'entreprise et dans le milieu résidentiel.

Ces organisations étaient porteuses d'une mémoire qui renvoyait à 1789, mais aussi aux grands mouvements du XIXe siècle – 1848, la Commune –, au Front populaire, à la Résistance, à 1968. Une mémoire qui se perd aujourd'hui avec l'affaiblissement des organisations. Et avec une présence dans la classe ouvrière, qui reste encore nombreuse, de travailleurs immigrés dont la mémoire est évidemment différente et renvoie plus à la période coloniale ou aux tentatives de socialisme à l'Est qu'aux luttes en France.

Hélène : Dans un entretien à Télérama vous conseillez de faire comme les riches : s'entraider, se soutenir… comment, face à l'individualisme ambiant, fédérer les exaspérations afin de faire bouger les choses ?

Michel Pinçon : Les grands bourgeois ont la sociabilité mondaine, qui les aide énormément à faire vivre le collectivisme pratique dont nous avons parlé. Cette sociabilité mondaine est de tous les instants : ce sont les petits déjeuners d'affaires, les déjeuners, les cocktails, les dîners, mais aussi les premières d'opéra, les petits dîners entre amis, les parties de golf le dimanche. C'est l'entre-soi aussi des beaux quartiers, ce sont aussi les vacances partagées. Bref, on ne cesse de partager l'espace et le temps avec son semblable. C'est la force des dominants.

Aussi faudrait-il que les classes populaires et les classes moyennes trouvent des modalités de sociabilité, du liant pour que toutes les prises de position contestataires dans les associations, dans les partis politiques, dans les syndicats, dans la résistance au travail, même quelquefois dans la désobéissance civile, que tout cela finisse par créer une dynamique, que la mayonnaise prenne, grâce à une sociabilité, grâce à du collectivisme qui font cruellement défaut aujourd'hui.

La grande bourgeoisie arrive à surmonter des lignes de fracture qui ont pu être dramatiques et cruelles. Par exemple, la noblesse fortunée et la vieille bourgeoisie ne font plus aujourd'hui qu'un seul et même groupe, où les alliances matrimoniales sont très nombreuses, et que nous avons appelé l'aristocratie de l'argent.

De la même façon, les fractures religieuses entre catholiques et protestants, entre chrétiens et musulmans ou bouddhistes, sont largement surmontées. Ainsi, dans certaines grandes écoles – l'Ecole des Roches à Verneuil-sur-Avre, ou Le Rosey à Lausanne –, les élites internationales pratiquent un œcuménisme total et assurent aux jeunes une éducation de tolérance, pour que l'essentiel soit préservé.

Le Président des riches, La Découverte, 2010, 14 euros.

Chat modéré par Eric Nunès

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